"Il est plus urgent d'investir pour s'attaquer à la déforestation que de rémunérer des stocks de carbone", Alain Karsenty du Cirad

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"Il est plus urgent d'investir pour s'attaquer à la déforestation que de rémunérer des stocks de carbone", Alain Karsenty du Cirad

Par  Concepcion Alvarez | Publié le 13/03/2023

Le plan de Libreville, publié à l’issue du One Forest Summit, organisé par la France et le Gabon à Libreville les 1er et 2 mars, prévoit la mise en place de Partenariats de conservation positive (PCP) sur le modèle des Partenariats de transition juste (JETP). Il s’agit ainsi de soutenir financièrement les pays qui ont une forte part de biodiversité. Mais pour l’économiste du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), Alain Karsenty, spécialiste du Bassin du Congo, cela n’est pas synonyme de pratiques vertueuses. Pour lui, l’urgence est de financer des pays qui développent des politiques publiques ayant des impacts positifs sur la biodiversité et il décline plusieurs outils financiers pour cela.

Les Partenariats de conservation positive (PCP), lancés au One forest summit, prévoient un mécanisme de rémunération des pays exemplaires. Qu’en pensez-vous ?

Alain Karsenty : Je pense que c’est un message inadapté aux enjeux les plus pressants. Il met l’accent sur une seule chose : la rémunération des pays pour les services écosystémiques fournis par leurs écosystèmes forestiers. Ainsi, le Gabon, qui présente un fort couvert forestier et un faible taux de déforestation, va recevoir des rémunérations pour ces "services", comme l’absorption du CO2 qui découlerait des politiques publiques mises en œuvre. Or, si les politiques environnementales du Gabon sont, dans l’ensemble, plutôt bonnes, on peut difficilement leur attribuer le faible taux de déforestation du pays, qui n’a jamais connu de déforestation.

La déforestation en Afrique est à 90% le fait de la petite paysannerie, laquelle est peu nombreuse et assez peu dynamique au Gabon. Ce qui a préservé les forêts du Gabon, ce ne sont pas tant les politiques environnementales que les circonstances démographiques, la rareté et le coût de la main d’œuvre, et les problèmes des infrastructures de transport. Des conditions qui ne vont pas changer du jour au lendemain. Donc, s’il est légitime d’encourager à travers des financements le Gabon dans la mise en œuvre de ses politiques environnementales, l’application des lois et la lutte contre la corruption, il ne faudrait pas inverser l’ordre des priorités.

Ainsi, il est beaucoup plus urgent d’investir à grande échelle pour s’attaquer aux moteurs de la déforestation en RDC, qui perd un demi-million d’hectares de forêts primaires chaque année mais dont, par ailleurs, la forêt absorbe plus de CO2 que la forêt gabonaise du fait de sa surface. Mais c’est évidemment plus complexe, car il faut aider les gouvernements à mettre en œuvre des politiques publiques cohérentes, renforcer des administrations, lutter contre la corruption, transformer l’agriculture, clarifier le foncier, maîtriser la démographie, etc. Et la capacité d’absorption par la RDC des financements mis à sa disposition est limitée, précisément à cause de ces faiblesses institutionnelles.

Vous défendez plutôt une logique de paiements pour services environnementaux, quelle est la différence ?

La rémunération pour services écosystémiques, telle que proposée au One forest summit, reviendrait à payer pour un stock de carbone, ce qui a toujours été refusé dans les instances internationales où l’on insiste sur la baisse des émissions ou les absorptions de CO2 directement imputables à des politiques et des mesures. Outre le fait que la priorité doit toujours être le co-investissement pour construire des trajectoires de développement bas-carbone et qui préservent les forêts, si l’on veut "récompenser" des pays, il faudrait le faire sur la base de la cohérence des politiques publiques et de l’effectivité de leur mise en œuvre, en prenant en compte les impacts positifs qu’on peut leur attribuer.

Il est urgent que l'on distingue bien ces deux concepts de la rémunération des services écosystémiques et des paiements pour services environnementaux. Le Plan de Libreville indique que des moyens financiers significatifs vont être engagés pour "cartographier à l’arbre près les réserves les plus vitales de carbone et de biodiversité" à travers le projet ‘One Forest Vision’, "qui vise à mieux connaître la valeur de la forêt". Implicitement, on attend de la science qu’elle détermine la "valeur" de ces services pour pouvoir les rémunérer. À mon sens, c’est une erreur de perspective que de vouloir lier les taux d’absorption de CO2 par les forêts et une rémunération des pays sur cette base. Par contraste, les paiements pour services environnementaux visent la rémunération de pratiques (à l’échelle, par exemple, d’un agriculteur), de modes de gestion (à l’échelle d’une entreprise), de politiques publiques (à l’échelle d’un État) qui sont favorables au maintien ou à l’amélioration des services écosystémiques. Les deux logiques sont très différentes : dans l’une, on verse des rentes, dans l’autre on incite à des changements ou à conserver des pratiques vertueuses.

Le One forest summit propose également que les États vertueux puissent vendre des "certificats biodiversité" à d’autres États ou entreprises à titre de contribution positive à la protection de la nature. À quoi pourraient-ils ressembler ?

Il est d’abord important de noter que c’est le terme "certificat" qui a été retenu et non pas celui de "crédit", ce qui permet de sortir de la logique comptable de la compensation. Ces certificats seraient des véhicules de financement qui pourraient être obtenus rétrospectivement, une fois qu’on aura pu mesurer l'impact positif du projet, avec en creux la question de l’additionnalité des actions qui engendrent de l’impact, car le risque est toujours de rémunérer pour du "business-as-usual" et donc du greenwashing.

Tout cela est à construire car pour l’instant c’est une coquille vide. Le fait qu’il s’agisse d’une contribution et non de compensations, permettra une certaine souplesse dans la mesure d’impact, qui est un véritable enjeu, et nécessitera de trouver des méthodes suffisamment simples afin de ne pas avoir à rémunérer une armée de consultants pour aller mesurer l’impact.

Vous proposez quant à vous des "certificats d’impacts positifs"…

Si on sort effectivement de la logique de compensation dans le marché volontaire, on pourrait avoir une unité unique sur les trois sujets – climat, biodiversité et communautés locales, c’est-à-dire le social. On ne chercherait plus à maximiser la dimension carbone, mais on pourrait mettre l’accent sur l’une ou l’autre des dimensions selon le contexte local. Ces certificats d’impact positifs serviraient à constituer une expression monétisable de gains de biodiversité (ou d’absence de perte) du fait d’une action ou d’un projet. Être, pour les initiateurs des projets, un véhicule d’apport de financement. Et servir de support à des actions de financement et de preuves d’impact de la part d’investisseurs ou d’autres institutions désireuses de démontrer un engagement en faveur de la biodiversité. Le standard Verra va, par exemple, proposer des "crédits nature" alliant les trois sujets dans une logique non plus de compensation mais de contribution. Après l’enquête du Guardian et Die Zeit sur le manque de fiabilité des crédits carbone, la tendance à abandonner progressivement la compensation, qui était antérieure à ces révélations, semble s’accentuer. J’ai le sentiment que nous sommes dans ce mouvement. Mais cela va prendre du temps.

En attendant, le Gabon souhaite vendre sur le marché volontaire des "crédits carbone souverains". De quoi s’agit-il ?

C’est une notion ambiguë. Les règles sur le marché carbone de conformité, qui se trouve sous l’égide de l’ONU, vont être durcies dans le cadre de l’article 6 de l’Accord de Paris [qui doit être finalisé à la COP28, ndr] notamment sur la prise en compte de la déforestation évitée, qui ne sera plus acceptée. Le Gabon pourtant se tourne vers le marché volontaire. Il tente d’y vendre les "absorptions" de CO2 de ses forêts, et estime le total à 90 millions de tonnes absorbées, vendues 30 dollars la tonne. Un prix jugé trop élevé, alors que la tonne se négocie autour de 6-8 dollars sur le marché volontaire. En outre, l'additionnalité de ces crédits peut être discutée et la démarche d’ensemble est jugée peu crédible par un certain nombre d’acteurs du marché. La France a tenté d’aider le Gabon à trouver des acheteurs, mais ceci n’a pas abouti. Les entreprises et les investisseurs carbone préfèrent se tourner vers des projets, qu’ils maîtrisent, qui génèrent des crédits certifiés donc identifiables par le marché, et dont les impacts, notamment sociaux, sont plus facilement vérifiables.

Quelles sont les autres propositions de financement de la biodiversité que vous défendez ?

Il y a par exemple la création de "fonds fiduciaires pour la conservation et la gestion durable des forêts" (FFC) avec des garanties souveraines pour financer des paysages forestiers englobant aires protégées, concessions forestières certifiées et terroirs agroforestiers. La proposition est qu’en plus d’un investissement dans certains FFC, une coalition d’États industriels propose aux fonds privés une double garantie : la non-perte en capital à la fin de la période d’investissement (10-15 ans pour les fonds à impact) avec indexation de la valeur de l’investissement sur l’inflation, et une garantie complémentaire sur un plancher de rémunération pour les investisseurs privés.

Il y a aussi la mise en place de politiques fiscales écologiques incitatives pour le secteur forestier et certaines filières agricoles sur le principe du bonus/malus. Le Fonds d’équipement des Nations-Unis (UNCDF) et le Fonds Vert pour le Climat proposent, quant à eux, des Forest Performance Bonds. Le produit de l'obligation sera utilisé pour proposer des prêts à un portefeuille sous-jacent d'entreprises forestières positives (agro-industrie zéro déforestation, énergie propre, eau, gestion durable des forêts, etc.). De plus, comme pour les obligations à impact, le portefeuille sous-jacent recevrait également des paiements pour les résultats positifs obtenus pour les forêts.

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