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"Il faut casser les modèles de la finance pour lutter contre le réchauffement climatique", Marie Ekeland, fondatrice de 2050
Vous vous êtes fait connaître dans le monde de la tech. Pourquoi avoir décidé de créer un fonds consacré au climat ?
Quand on investit, on ne prédit pas le futur, on le façonne et cela donne une grande responsabilité. Le vrai problème que l’on vit, ce n’était pas celui de la transformation numérique, mais celui de la transformation durable. Il faut se demander au service de quelle société veut-on mettre la puissance de la finance ? Lorsque j’ai créé Daphni, ma précédente société de gestion, nous avions déjà l’idée de financer un monde meilleur, ce qui ne voulait finalement rien dire car l’idée d’un monde meilleur est très subjective. Ça ne fédère pas les énergies et cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’un monde plus juste ou plus durable. Il faut donc d’abord réfléchir à quelle est notre vision de la société future et comment on la finance.
Comment avez-vous procédé pour concevoir 2050 ?
La finance, c’est de l’intelligence artificielle : on prend des décisions basées sur des performances passées. Cela ne peut pas fonctionner lorsque l’on veut résoudre les problèmes du futur. Il faut casser ce modèle pour lutter contre le réchauffement climatique. D’autant que la performance passée ne correspond qu’à une performance financière et non pas environnementale, climatique, sociale, etc. Tout l’enjeu de 2050, c’est donc de faire l’inverse. Cela repose sur deux choses : une compréhension profonde des problèmes actuels et de l’intentionnalité dans la prise de décision.
Le parti pris de 2050, c’est d’investir dans des écosystèmes et non pas seulement dans une somme d’entreprises sans liens entre elles. Pour créer une véritable bascule, il faut comprendre où se trouvent tous les nœuds dans les chaînes de valeur qui peuvent être réglés de manière économique. Nous finançons donc des entreprises à tout stade de développement et sur toute la chaîne : dans des start-ups industrielles, dans des infrastructures, dans des SaaS tech (entreprises de logiciel, NDR), etc.
Nous accompagnons cette stratégie par un investissement écosystémique dans des projets permettant de développer la compréhension et l’accompagnement de la filière. Nous dédions 10% de l’argent investi dans ces projets de recherche, de plaidoyer, etc., dont nous attendons zéro retour financier.
Dans quels secteurs intervenez-vous ?
Nous avons posé des mots sur les objectifs pour 2050. Nous voulons un futur fertile, qui soit productif et qui s’adapte à tous les changements. Cela se fera dans une logique de multi-localisation, ce qui est un changement fondamental par rapport à la manière dont les entreprises se sont développées, en cultivant la croissance à tout prix, la recherche du meilleur endroit où produire dans le monde.
Cette transformation comporte les mêmes ingrédients que la transformation numérique, comme des changements d’habitudes, des changements de manière de travailler, etc. Mais elle est accélérée par la réglementation, par l’évolution du climat qui pousse aux changements de comportements, et enfin par la géopolitique car on ne peut plus être en dépendance complète par rapport à d’autres pays.
Dans l’optique d’un futur fertile, nous avons cinq objectifs d’investissement : manger sainement, habiter la Terre et produire de manière durable, prendre soin de la santé physique et mentale, faire évoluer le modèle éducatif et culturel pour que chacun contribue au futur fertile, remettre la confiance au cœur de l’économie (assurance, financement de long terme, etc.). Ces cinq piliers sont holistiques car ils sont tous liés les uns aux autres.
Nous avons décidé d’investir en commençant par la thématique de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Nous avons lancé une stratégie d’investissement dans tout un écosystème, en commençant par le développement des connaissances. Nous avons contribué à l’écriture d’un cours en licence libre sur le réchauffement climatique à l’université Paris-Dauphine, investi dans le documentaire Bigger than us, ou encore dans l’association Intérêt à Agir. Le fonds a également investi dans la mesure des données carbone, avec la start-up Sweep et la société suédoise ClimateView, qui modélise les émissions de CO2 dans les collectivités et les investissements qui y sont liés. Nous investissons dans des solutions de réduction des émissions et d’adaptation, avec par exemple Tilli qui répare le textile, ou encore Fifteen qui installe des flottes de vélo dans des petites villes, et dans des solutions de stockage du carbone, avec Paebbl, qui développe des matériaux de construction.
Quel est le modèle du fonds 2050 ?
Nous avons décidé de faire du capital-risque, mais en changeant le produit. Le capital-risque fonctionne très bien pour le numérique, pas pour la transformation durable qui nécessite des temps longs. Ce sont des fonds de dix ans qui créent des biais dans la stratégie des entreprises car elles doivent créer de la liquidité pour leurs investisseurs tous les six ou sept ans, et donc rechercher une succession de fonds, qui ne sont pas tous alignés. Il faut libérer le temps !
Nous avons créé un seul fonds "evergreen" de 99 ans, qui est totalement ouvert et qui offre de la liquidité à nos investisseurs. Nous gérons aujourd’hui 140 millions d’euros. Il contient notamment une poche d’actifs cotés, une poche de cash et une poche pour revendre partiellement des participations si besoin. Tous les ans, nous réfléchissons aux sommes nécessaires pour réinvestir dans nos entreprises et entrer au capital d’autres, puis on recherche de nouveaux fonds pour que l’ensemble s’équilibre. C’est un produit beaucoup plus dynamique et plus sophistiqué à gérer.
Comment avez-vous convaincu les investisseurs de vous suivre ?
Il y a une énorme demande du côté des entrepreneurs pour des fonds comme le nôtre. Nous avons accès à tous les entrepreneurs "transformateurs", et ce sont eux qui construisent les champions de demain. Il y a trois types d’investisseurs qui viennent nous voir. Les family offices ou les entrepreneurs qui pensent aux générations futures et qui adhèrent à notre mission. Les investisseurs institutionnels de long terme, comme Pro BTP, qui comprennent bien notre logique et voient que les gagnants du monde de la finance sont ceux qui se transforment eux-mêmes. Et enfin les corporates qui se posent la question de leur propre transformation durable, comme Ubisoft ou Arkea. ■
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