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Tribune : Reporting ESG, la guerre des trois standards n’aura pas lieu, par Caroline de la Marnierre et Stéphane Voisin
Les entreprises européennes doivent se réjouir. Les normes ESRS (European Sustainability Reporting Standard) de la directive CSRD répondent enfin à leur demande de mettre un terme à la prolifération des référentiels de durabilité et des questionnaires RSE et leur permettent de bénéficier d’un cadre standardisé à l’instar des normes comptables. De leur côté, les parties prenantes et en premier lieu les investisseurs, vont obtenir des émetteurs les informations ESG fiables et comparables qu’elles appelaient de leurs vœux.
Une inquiétude subsistait pourtant : celle d’une compétition des normalisateurs financiers, qui après s’être longtemps désintéressés du sujet, se sont lancés dans la course pour définir et qualifier la performance de durabilité des organisations. La SEC américaine et l’IASB, réveillés par l’initiative de la Commission Européenne, ont fini par saisir l’importance des enjeux et décidés d’élaborer leurs propres standards, justifiant la crainte des sociétés cotées européennes de devoir démultiplier les formats de reporting ESG.
Bonne nouvelle pour tout le monde : la guerre des trois standards n’aura pas lieu, puisqu’à la suite de sa consultation, l’Efrag, l’organisme européen qui prépare les normes de reporting, a modifié la structure des ESRS dans un souci d’alignement sur les cadres de l’ISSB et de la SEC en plus d’autres cadres spécifiques. La convergence internationale des normes de durabilité est en marche ! Concrètement, toute entreprise qui suivra le schéma de reporting européen sera conforme aux autres. Il n’en reste pas moins que l’Efrag reste mieux disant et que même si ces standards sont des obligations de dire et non pas des obligations de faire, les ESRS constituent donc un cadre exigeant qui marque définitivement la fin du régime volontaire des reporting ESG.
Mais il faudra apprendre à faire d’une pierre deux coups
Un motif d’inquiétude légitime des entreprises en revanche concerne la mise en œuvre du principe de double matérialité qui a encadré l’élaboration des normes ESG européennes. Celles-ci sont censées rendre compte de l’impact des activités de l’entreprise sur son environnement social et écologique – ce que les économistes appellent "externalités" - mais aussi de l’impact de cet environnement sur la performance économique de l’entreprise – ce que les financiers appellent la monétisation des métriques ESG.
L’Efrag a élaboré sa structure normative avec l’intention de faire d’une pierre deux coups, ce qui requiert quand même une certaine dextérité du côté des entreprises, encore peu habituées à ce type d’exercice. Le parcours de reporting a beau être bien balisé par la déclinaison des ESRS, certaines normes appelant naturellement des indicateurs d’impact précis comme des émissions de C02 et d’autres des éléments de réponses financiers, tels que les facteurs de risques de transition liés au climat. Encore faut-il se donner les moyens de disposer de ces informations, des outils pour les identifier et des méthodes pour les mesurer, les agréger et les consolider, sans compter l’art et la manière de les rendre compréhensibles pour les parties intéressées.
Certes les entreprises habituées du référentiel GRI orienté sur la matérialité socio-environnementale seront en général plus à l’aise sur l’impact et celles qui publient un rapport intégré ou suivent le référentiel SASB se retrouveront d’autant plus facilement dans les ESRS que leurs définitions de la matérialité financière ont été copiées-collées de l'ISSB (qui absorbe les cadres de SASB et du Rapport Intégré). Mais les deux ne sont pas à l’abri de surprises et de nouveautés dans la mise en œuvre de CSRD. C’est pour cette raison que l’Efrag a simplifié son cadre de reporting avec la promesse de guides d’application didactiques pour naviguer sereinement dans les eaux de la double matérialité et que la Commission temporise l’agenda de mise en conformité, notamment pour les plus petites entreprises.
Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Quitter un régime volontaire pour un cadre contraignant n’est jamais agréable et cela justifie en soi les nombreuses oppositions au projet de directive. Le véritable enjeu pour les entreprises consiste cependant à comprendre et évaluer ce qu’elles y gagnent et ce qu’elles pourraient vraiment y perdre. L’exercice de double matérialité n’est pas simple mais il permet de satisfaire l’ensemble des parties prenantes, dont tout le monde s’accorde désormais à penser qu’elles sont le moteur de la performance et de la résilience d’une entreprise.
Même le patron de Blackrock, qui a défendu la matérialité simple du référentiel SASB, loue à présent les vertus économiques du "capitalisme des parties prenantes". Et pour étayer leurs arguments, les spécialistes du plus grand investisseur dans le monde aiment à rappeler les études1 qui démontrent que les actifs intangibles représentent une part toujours plus importante de la valorisation de marché d’une action, et supplantent même depuis deux décennies ses actifs matériels.
Or si plus de deux tiers de la valeur de marché d’une entreprise est constituée d’actifs immatériels tels que le capital humain, le capital fournisseur, le capital naturel ou encore le capital réputationnel, voilà une très bonne raison pour les dirigeants de poursuivre la dynamique de l’integrated thinking et de se prendre au jeu des indicateurs ESG grâce aux ESRS ! Ce faisant, ils ont toutes les chances d’enclencher une mécanique vertueuse auprès de leurs autres parties prenantes clés que sont leurs employés actuels et futurs, toujours plus attentifs à la responsabilité sociale de leurs employeurs et premiers lecteurs, avec les investisseurs, des rapports de développement durable. Mais bien sûr aussi de leurs clients, toujours plus exigeants sur ces enjeux et, cela n’est pas rien, en réduisant les risques d’accusation de greenwashing dès lors que l’exercice est désormais obligatoire, normé et audité.
Réconcilier les parties prenantes dans un capitalisme responsable.
Le seul risque à vrai dire est que les ESRS s’écartent de cette logique irréfutable du mécanisme vertueux des parties prenantes. Deux raisons pourraient faire pencher la balance du mauvais côté de la matérialité. La première tient à une gouvernance plus proche de l’approche comptable de SASB ou de l’IRRC que de l’approche multi-partie prenante de GRI ou de l’ISO 26000. L’Efrag tend ainsi à s’éloigner de la société civile, au risque de déroger au principe fondamental de la définition de la performance de durabilité : celle-ci doit être mesurée sur la base d’indicateurs établis en fonction des attentes et de l’opinion des parties prenantes, qui en sont les seules comptables.
Il est donc critique de maintenir un lien étroit avec ces dernières afin de préserver la cohérence, voire la cohésion socio-économique et territoriale du reporting CSRD, seuls gages d’un reporting pertinent et réussi dans lequel chacun peut se retrouver et que chacun peut s’approprier. Le processus de révision des normes ESRS et celui de consultation des parties prenantes, notamment pour les indicateurs spécifiques à l’entreprise, sont censés prévenir les divergences mais il convient de rester vigilent.
La seconde raison dérive de la première et tient au risque de politisation du débat dès lors qu’on accorde une place prépondérante aux parties prenantes. C’est la raison-même pour laquelle Blackrock est menacé d’être black-listé dans certains États républicains pour entrave au droit des actionnaires, seule partie prenante légitime aux yeux des ultra-libéraux. La volonté de l’Europe de réconcilier les entreprises avec l’ensemble de ses parties prenante grâce à un exercice de reporting vertueux apparaît de ce point de vue la meilleure réponse au green-bashing populiste et idéologique et une condition indispensable à l’émergence du capitalisme responsable. ■
L'Observatoire de la matérialité des enjeux environnementaux représenté par :
Stéphane Voisin, membre du collège des experts de l'institut du capitalisme responsable et directeur finance durable de l'Institut Louis Bachelier
Caroline de la Marnierre, présidente et fondatrice de l'Institut du capitalisme responsable
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